Je suis du Nord qui ne ressemble à aucun Nord, d’une région ventée qui bénéficie d’un riche environnement littoral, de quelques grandes forêts où les paysans étaient bûcherons dont le caractère est du genre « tête de pioche » qui provient de piocheur : le laboureur. Ce sont les Parisiens qui surnommèrent les agriculteurs vivant au Nord et ne parlant pas le flamand, « les piocheurs ». Dans cette région, les gens parlent le patois, le tournaisien ou le ch’ti. Je suis de cette ville surnommée la « petite Venise du Nord », célèbre pour sa cathédrale Notre-Dame, qui, en 1906, adopta une charte dite d’Amiens et qui reste la référence théorique du syndicalisme en France, en particulier du syndicalisme révolutionnaire et du syndicalisme de lutte : la Confédération Générale du Travail. En 2005, je décide de rentrer chez moi dans ce Nord qui me vit naître et de retrouver mes repères.

Je me suis toujours intéressé aux conditions des personnes étrangères, de ces personnes des anciennes colonies, de ces personnes de l’Outre-mer, de ces personnes dites de « couleurs », « bronzées » ou « bazanées »… Ces personnes qui sont intrues au regard des règles, qui sont régulièrement moquées ou stigmatisées pour leur mode de vie et qui ne sont jamais remerciées pour leur rôle et leur apport à la construction de la France. Et pourtant, sur ce thème du remerciement, il y aurait des histoires à raconter… Je le crois… Remercier serait un acte de compassion. Je le pense en profondeur, je le vis en gardant mes photos de famille, en pensant à mes parents qui furent le premier couple dit « mixte » de la région amiénoise. La rencontre d’un homme camerounais, fils d’une chefferie, et d’une femme du pays, fille de mineur syndicaliste, qui éduquèrent leurs enfants au regard des droits de l’homme et du respect. Je suis le fils de cet amour et l’homme de cette éducation. Je n’eus guère de regret à quitter Paris pour revenir sur les lieux de mon enfance, néanmoins je continuais les allers-retours à capitale où je résidais à l’époque.

Cette même année 2005, un ami m’informa qu’une marche de sans-papiers partait de la capitale pour finir son parcours à Airaines, un village aux environs d’Amiens dans lequel, se hisse un monument à la mémoire d’homme africain. Par ailleurs, cette année 2005, en date 6 juin, fut l’année du soixantième anniversaire du Jour J, le débarquement de Normandie. Cette commémoration officielle et présidentielle exclut les combats de juin 1940 ainsi que les tirailleurs qui y participèrent. Néanmoins, à l’initiative des élus locaux, des habitants, d’anciens militaires de l’infanterie de marine, un évènement fut organisé pour l’occasion dans deux villages Condé-Folie et Airaines. Du reste, ce fut l’objet de ces marcheurs qui souhaitaient honorer la mémoire de ces soldats venus d’Outre-mer, en particulier, de l’Afrique.

Cet ami et moi portons un intérêt aux sans papiers, au traitement qui leur est réservé ainsi qu’à leur implication politique. De fait, nous décidons de rendre dans le premier village. Sur le parcours, mon ami découvrait la campagne amiénoise, la vie matinale et dominicale des villages traversés. Il s’ensuit une discussion car l’un et l’autre nous sommes de la campagne. Lui est natif la Brie. Moi, je redécouvrais ma campagne. Nous arrivâmes à Condé-Folie et nous vîrent des personnes qui se dirigèrent vers l’église, allant à leur rencontre nous apprenons ainsi que la messe sera suivie d’un hommage aux morts dans le cimetière militaire attenant à l’édifice. Nous furent invités à entrer dans le bâtiment.

À l’intérieur, nous vîmes autour de la nef des délégations d’anciens combattants en civil ou en uniforme arborant leurs décorations, portant des drapeaux et au centre, derrière l’autel, une personne noire, le curé du village qui menait l’office. Cette scène me surprit et je restais seul face à ce théâtre ne pouvant partager mes impressions sur l’instant. Je n’avais aucun souvenir d’avoir vu des drapeaux dans une église et plus tard je me souvins avoir visité les Invalides en famille. Ce rappel me vint en mémoire sur l’ordre « ouvrez le ban » et aux battements de tambour qui s’ensuivirent. Les drapeaux défilèrent sous mes yeux et le curé emboîtait le pas de manière cérémoniale. Tous se rendirent au cimetière rendre hommage à ses soldats, enfants de l’Afrique, compagnons d’armes français et oubliés de la commémoration officielle. L’ordre revint sous une autre forme : « fermez le ban ». À l’entente, les rangs se brisèrent. Les personnes se dispersèrent, le silence se remplit d’un brouhaha inaudible aux premières secondes. L’évènement apparaissait coutumier à la façon dont les acteurs rangèrent leur matériel et montèrent dans des autocars affrétés pour l’occasion. L’air craqua sous le barouf des moteurs. Les personnes montèrent à l’intérieur de ces véhicules dans la joie et la sérénité. Je restais stupéfait face à ce spectacle. Dans ce village perdu au sein de la campagne amiénoise, les gens se montraient plus civilisés et semblaient être égaux aux regards des morts dont ils honoraient la mémoire et au concept du vivre-ensemble. Et ce curé, qui est une personne noire me laissa dubitatif. Des doutes, j’en avais. J’ai vécu vingt ans à Paris, cette ville des Lumières et jamais une telle représentation me fut donnée à voir.

Mon ami et toi suivîmes les bus. Nous traversâmes encore des villages et nous vîmes autour des monuments des attroupements de personnes, cette terre que je redécouvrais se rappelait des siens. Je n’avais aucun souvenir de cela… Moi, l’enfant du pays. Nous arrivâmes à Airaisnes. Je méconnaissais ce village. Enfant, mes parents, mon frère et moi l’avions traversé pour nous rendre en baie de Somme. Cependant, je n’en savais rien. De nouveau je fus surpris. Les personnes en nombre sur la place à l’entrée de la commune provoquaient un embouteillage. Furent présents les pompiers, les gendarmes, les élus locaux, les personnes rencontrées à Condé-Folie et les gens du village. Cela ressemblait à une grande manifestation sans opposants, sans camp. Les marcheurs parisiens, représentant les sans-papiers, tout de blanc vêtus, arrivèrent et formèrent un groupe détaché de la population sans que leur présence ne questionna. De nouveau l’ambiance fut solennelle. Un lourd silence s’installa. Il fut aussi rigide et de rigueur que la posture de chaque élu ou représentant de l’État face au monument dédié aux morts de la seconde guerre mondiale. Il n’eut pas de discours, car que dire… La seconde guerre mondiale est inscrite dans le programme scolaire. Du reste le 8 mai de chaque année, la fin de celle-ci est commémorée. Enfin, le soixante anniversaire de Jour J, le débarquement de Normandie fut largement médiatisé en France, en Europe et sur le plan international. Le silence fut rompu par « ouvrez le ban » et les battements de tambour qui s’ensuivirent. Le ban fermé, la foule se dirigea en en ordre et en file vers l’église du village.

Les marcheurs parisiens suivirent dans le silence. Leur présence n’intriguait toujours guère. Cependant ils composèrent un groupe détaché de la manifestation. Depuis le matin, au regard de ces théâtres, les personnes partageaient l’événement sans distinction de rang, sociale voire de mélanine. Néanmoins ce groupe de marcheurs parisiens était accepté.

Enfin… Sur le côté de gauche face à l’église, je découvris le monument dédié à cet africain : le Capitaine N’Tchoréré. Les drapeaux européens accompagnaient de leurs flottements le drapeau gabonais.

De nouveau, les pompiers, les gendarmes, les élus locaux, les personnes rencontrées à Condé-Folie et les gens du village ainsi que la fanfare se placèrent et se positionnèrent devant le mausolée dédié au capitaine. À nouveau, un silence pesant s’installa, devint et rigide rigoureux telle la posture de chaque élu ou représentant de l’État face à la stèle. Soudain, ce silence révérencieux fut brisé. Un des marcheur parisien prit la parole huchant sur le monument. Il s’en prit à l’Etat français, aux chefs d’états africains et évoqua les tirailleurs ainsi que les sans-papiers… Il affirma que le monument lui appartenait, que l’homme honoré était des siens, qu’il fut africain. L’auteur du propos et porteur de la parole affirma que l’officier commémoré est de son sang. Des voix commencèrent à critiquer l’allure du tribun. « Pas de politique » est entendu… « Ce n’est ni le lieu ni le moment » est lancé… « Assez, nous aussi, on commémore un des notre » est audible… Les diverses protestations ne firent taire l’arrogance de cet homme vindicatif de blanc habillé. Dès lors un élu ordonne à la fanfare de jouer l’hymne gabonais. La cérémonie se transforma en un désordre et une sensation de gâchis se dessina sur les divers visages de la communauté locale. La manifestation se divisa en deux camps : l’oppresseur et oppressé. Un brouhaha arbitra l’ambiance occasionnée. La fanfare et les anciens combattants se retirèrent. L’amertume s’installa sur la place. Néanmoins l’orateur continua son discours. Stupéfaite, une vieille dame resta face à cet homme noir vêtu de blanc. Elle essaye de l’interpeller. La colère aveuglait l’homme cependant cette femme âgée persista. Agressif le marcheur demanda : « Vous, c’est qui ? ». Enfin, le porteur de la parole avait porté une attention et calmement, cette dame lui répond : « je suis une citoyenne ordinaire ». Ainsi s’engagea le dialogue entre ces deux personnes.

Face à cette épreuve, je me sentis gêné et troublé. Mon effarement fut accrû lorsque j’entendis le propos de cette dame : « c’est mon défunt mari et moi qui avons financé et fait les démarches pour l’existence et la construction de ce monument qui existe pour tous. » J’en devins blême. L’aveu déstabilisa l’homme en blanc. Il n’y eut point de reproche tant dans la voix que le propos de cette dame. Il y eut une vérité ignorée qui fut énoncée… Et je venais de prendre une leçon de vivre-ensemble. Non au regard de la cérémonie mais à l’écoute d’un choix privé, ancien et commun à un couple, les Poiret, qui est devenu la propriété de tous et le symbole de chacun à Airaines. Je crois que cet homme qui s’est pensé dépositaire de la voix des Africains s’est trompé. Ainsi que le pensa et le dit le Mahatma Gandhi : « C’est la loi de l’amour qui gouverne l’humanité. Si la violence, c’est-à-dire la haine l’avait gouvernée, elle aurait depuis longtemps disparu. » Depuis cette femme est devenue mon héroïne ainsi que l’est le Capitaine N’Tchoréré.

En 2010, Monsieur et Madame Poiret deviennent à titre posthume, Chevaliers de l’Ordre National du Mérite Gabonais pour avoir inscrit dans la mémoire collective « Au Capitaine N’Tchoréré, officier de l’armée française, mort héroïquement le 7 juin 1940 » devenu le saint patron et le gardien du village et de ses alentours. Il m’apparaît qu’évoquer la mémoire du Capitaine N’Tchoréré est de rappeler et de mentionner le couple Poiret qui se battirent pour la défense de leur héros avec la même hardiesse que ce dernier employa à défendre la ville. Chez les uns comme chez l’autre les droits de l’homme ne furent compromis. Et dans cette région qui ne ressemble à aucun Nord, dans cette région ventée qui bénéficie d’un riche environnement littoral, de quelques grandes forêts où le caractère des personnes est du genre « tête de pioche », en Picardie, dans la Somme, à Airaines, à Condé-Folie, les habitants honorent ou témoignent des histoires partagées tant des récits des envahisseurs que des défenseurs et « à tous les combattants d’Afrique noire qui ont versé leur sang pour la France. »

Ces histoires restent des récits, parmi tant d’autres, qui motivent le vive-ensemble et articulent les luttes contre la discrimination.